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09 avril 2021

Lectures pour un avril morose

LITTÉRATURE ET CINÉMA

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La presse a largement rappelé, à l'occasion de sa récente disparition, l'importance de l'œuvre du cinéaste Bertrand Tavernier, décédé à la veille de ses quatre-vingts ans, le 25 mars dernier. Plusieurs de ses films, à la fois exigeants et susceptibles de toucher un large public, sont des adaptations — plus ou moins libres — de romans témoignant d'une culture littéraire particulièrement éclectique.  Ce sont, par ordre chronologique :

L'Horloger de Saint-Paul (1974), qui s'inspire, en en transposant l'intrigue à Lyon, du roman de Georges Simenon L'Horloger d'Everton (Le Livre de Poche, 2000). Occasion de rappeler que Simenon n'est pas seulement le "père" de l'inspecteur Maigret, mais un auteur fort estimable, qui s'inscrit dans la postérité balzacienne, salué comme il se doit par un critique aussi avisé que Richard Millet. 
Signalons encore, à ce propos, deux titres récents d'un écrivain écossais, Graeme Macrae Burnet, La Disparition d'Adèle Bedeau et L'Accident de l'A 35 (10 x 18, 2018 et 2019), aimables anti-polars ironiques, dans lesquels on peut voir un hommage à l'écriture et au climat caractéristiques de la manière de Simenon.

— Coup de torchon (1981), adaptation très libre d'un classique du roman noir américain ; 1275 âmes, de Jim Thompson. Le texte de la version originale du livre, publié en 1964, deux ans avant d'être traduit et publié dans la "Série Noire" est, curieusement, Pop. 1280 ! Plusieurs fois réédité, l'ouvrage paraîtra enfin, dans une nouvelle traduction, plus fidèle et intégrale, dans la collection Rivages/Noir en 2016, sous le titre Pottsville, 1280 habitants.

Un dimanche à la campagne (1984), un beau film mélancolique, fidèle reprise d'un court roman de Pierre Bost, Monsieur Ladmiral va bientôt mourir (Gallimard, "L'Imaginaire", 2005). Si Pierre Bost est bien connu en tant que scénariste — associé le plus souvent à Jean Aurenche —, on ne sait pas toujours qu'il est aussi un écrivain talentueux, auteur pour happy-few, qu'on lit avec bonheur.

La Passion Béatrice (1987), ce film, dans lequel on peut voir une réflexion troublante sur le mal, la violence, la souillure, s'inspire du roman éponyme de Michel Peyramaure, auteur prolifique de "l'École de Brive" (Robert Laffont, 1987). Outre la "beauté convulsive" des images et la qualité de l'interprétation (Julie Delpy, Bernard-Pierre Donnadieu) on retiendra l'admirable Pie Jesu du générique de fin, œuvre particulièrement émouvante de la compositrice Lily Boulanger, morte en 1918, à l'âge de vingt-cinq ans.

Capitaine Conan (1996), adaptation de l'un des ouvrages les plus populaires de Roger Vercel, (réédition Le Livre de Poche, 2010) permet de redécouvrir un auteur oublié, dont le nom reste associé à la "littérature maritime". Un autre de ses romans (Remorques, repris dans Les Romans de mer de Roger Vercel, Albin Michel, 1988) a été porté à l'écran par Jean Grémillon (avec Jean Gabin et Michèle Morgan — dialogues de Jacques Prévert) en 1941. 

Dans la brume électrique (2009), tourné aux États-Unis, s'inspire d'un roman de James Lee Burke, dont le personnage principal est le détective Dave Robicheaux, qui apparaît dans plus de vingt "polars" d'une grande qualité littéraire, ayant pour cadre la Louisiane, dont les paysages et le passé sont toujours évoqués avec une indéniable poésie. Le titre du film reprend sous une forme abrégée celui du livre —  Dans la brume électrique avec les morts confédérés (Rivages/Noir, 1999). Le film de Tavernier, à la fois policier et fantastique, ne parvient pas à rendre compte de l'atmosphère onirique du livre où les hallucinations et les fantasmes du héros, liés au traumatisme de la guerre du Viêt-Nam, se mêlent aux spectres des combattants de la guerre de Sécession, flottant au-dessus des bayous. Il y a l'intrigue, qui fournit un scénario susceptible de toucher un large public, et il y a "tout le reste" qui "est littérature" — l'écriture, le style — qui disparaît, hélas ! à l'écran et qui manifeste la supériorité du texte sur l'image.

La Princesse de Montpensier (2010), adaptation d'un court roman de Madame de Lafayette, témoigne de la diversité des sources d'inspiration du cinéaste. Hommage à l'une de nos premières romancières, que beaucoup auront redécouverte après qu'un président de la République eut manifesté son mépris pour La Princesse de Clèves. On pourra, si l'on aime les classiques, relire ces textes fondateurs dans l'édition Folio/classique : Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, La Princesse de Montpensier et autres romans (2020).

Quai d'Orsay (2013) est une transposition de la bande dessinée de Christophe Blain et Abel Lanzac : Quai d'Orsay - Chroniques diplomatiques (Dargaud, 2 volumes, 2010-2011). De la BD au cinéma, il n'y a qu'un pas, que de nombreux cinéastes ont été tentés de franchir. Sur les questions théoriques que pose ce genre d'exercice, on pourra se reporter à Umberto Eco et à son essai Dire presque la même chose. Expériences de traduction (Le Livre de Poche / Biblio essais, 2010).

N.B. Les références de date indiquées pour les livres correspondent en général aux rééditions disponibles en librairie.

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PRINTEMPS DES POÈTES

En raison du contexte de crise, qui a conduit à la suppression de nombreuses manifestations culturelles, il n'a guère été question, cette année, du Printemps des Poètes — célébration d'ailleurs discutable en raison de l'intérêt très inégal des animations habituellement proposées. La poésie est un domaine qui demeure méconnu du grand public et il est difficile de dépasser les représentations scolaires à quoi se ramène l'idée qu'on en a. Autant dire que les grands poètes restent généralement dans l'ombre et qu'on les découvre le plus souvent "après qu'ils ont disparu" — comme le chantait Charles Trenet —, par le biais des rubriques nécrologiques.
Ainsi de Philippe Jaccottet, né en Suisse et mort en février dernier, à Grignan, dans la Drôme, où il vivait depuis près de soixante-dix ans. Sa poésie, à la fois profonde et limpide, dépouillée de toute rhétorique témoigne d'une attention constante à la beauté des choses et de la nature.

Plusieurs recueils de ses textes ont été publiés dans la collection Poésie/Gallimard :
Poésie - 1946-1967 (1971)
À la lumière d'hiver (1994)
Paysage avec figures absentes (1998)
—  Cahier de verdure (2003)
L'encre serait de l'ombre (2011)

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Un extrait tiré du recueil À la lumière d'hiver :

C'est sur nous maintenant
comme une montagne en surplomb.

Dans son ombre glacée,
on est réduit à vénérer et à vomir.

À peine ose-t-on voir.

Quelque chose s'enfonce pour détruire.
Quelle pitié
quand l'autre monde enfonce dans un corps
son coin !

N'attendez pas
que je marie la lumière à ce fer.

Le front contre le mur de la montagne
dans le jour froid,
nous sommes pleins d'horreur et de pitié.

Dans le jour hérissé d'oiseaux.

LECTURES DIVERSES

On donne ici les références de quelques lectures personnelles du moment, qui ne correspondent pas nécessairement à l'actualité. Choix forcément arbitraire et discutable, auquel le hasard n'est pas totalement étranger...

— Emmanuel Carrère, Yoga, P.O.L., 2020. Récit, témoignage ou confession, ce livre nous touche par sa sincérité — on pourrait dire son authenticité. On pense à Blaise Pascal : "Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur et on trouve un homme." Cela s'inscrit dans la même veine que D'autres vies que la mienne (P.O.L., 2009) : c'est moins la qualité de l'écriture qui nous touche, ici, que sa profonde humanité  : "Tout y est vrai."
— Témoignage encore, en dépit de la mention "roman" en couverture, le deuxième livre de Dalie Farah, Le Doigt, qui s'inscrit dans la même démarche qu'Impasse Verlaine. On aurait pu craindre, comme c'est souvent le cas après un premier succès, une redite ou l'exploitation laborieuse d'un filon. Or, ce n'est pas le cas : l'écriture est constamment innovante, la langue vigoureuse et la thématique ne se limite pas à une revendication féministe. Alors, peut-être n'est-il pas faux, finalement, de parler de roman, si l'on songe que Kundera définit le roman comme un genre "consubstantiellement ironique". Sous la verve agressive et l'humour, on devine la douleur, l'incompréhension devant la bêtise et l'indifférence d'une époque marquée par "la prédominance du crétin".
— En matière de romans policiers ou de "polars", on n'a pas que des chefs-d'œuvre et les déceptions sont fréquentes. Du coup on retrouve avec plaisir des "classiques" du genre, dans l'esprit de ce que Jean-Pierre Manchette appelait le néo-polar français ; des textes sombres, qui portent un regard sans concession sur notre société, mais dont l'humour n'est pas absent. Thierry Jonquet (1954-2009) est assurément un des maîtres du genre. On pourra relire Mon vieux (Points/policier, 2007), sorte de tragi-comédie sociale où la poisse et la misère remplacent l'antique fatum sur fond de crise sanitaire, l'année de la canicule. Presque d'actualité !
Dans un genre un peu plus exotique, les amateurs de textes "déjantés" pourront apprécier la fantaisie grand-guignolesque de Santa Muerte de Gabino Iglesias (Sonatine, 2020). Les lecteurs plus exigeants sur la qualité littéraire et la technique narrative découvriront les récits crépusculaires, cruels et sophistiqués de Victor del Arbol : Le Poids des morts ou La Veille de presque tout (Actes Sud/Actes Noir, 2020 et 2019).

Signalons, pour finir, l'inclassable Croc Fendu de Tanya Tagak (Christian Bourgois, 2020), évocation à la fois triviale et lyrique  d'une enfance inuit marquée par la violence qui s'achève en transe panthéiste. C'est un livre d'une beauté sauvage. Tanya Tagak, "chanteuse de gorge", poétesse et chanteuse punk, est une ménade boréale qui photographie son bébé à côté d'un phoque fraîchement éventré. Tout un programme...

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